En 1998, Alexandre Soljénitsyne...

La Russie sous l'Avalanche - Alexandre Soljénitsyne - 1998 - Extraits 

1.        La Russie : un espace éclaté

Au cours des quatre dernières années, j'ai pu me rendre dans vingt-six régions de Russie. Parfois seulement dans les chefs-lieux, mais plus souvent dans des villes de moindre importance, et plus loin encore, dans la Russie profonde. (…) De tout cela j'ai retiré des impressions fortes, des souvenirs inoubliables sur la vie et l'état d'esprit de notre peuple, toutes catégories sociales confondues. (...) En rédigeant ce petit livre, j'ai la sensation d'être entouré de toutes parts par notre diversité, répandue sur l'espace désormais éclaté de la Russie, mais, souffrant toujours des même maux (…), la Russie, on a beau la tailler en pièces, reste une ! J'écris et j'entends autour de moi le bruissement de toutes ces recommandations, de ces bonnes paroles, de ces prières, de ces adieux. Plus jamais je ne verrai ma patrie dans toute son immensité, mais ce que j'en ai respiré suffira au restant de mes jours. (Pourtant, j'aurais bien poursuivi ma course insatiable à travers la Russie, partout j'y ai laissé mon cœur.) J'écris ce livre et je vois encore, posés sur moi, ces regards dans lesquels se lisaient la revendication et la prière, le désarroi, la colère et l'imploration.
Je ne prétends pas restituer ici ne serait-ce qu'une part significative de ce que j'ai entendu : il y faudrait un épais volume. Ce ne sont là que quelques notes éparses :
« On nous arrache tout des mains. » - « Personne ne se soucie de rien. Le gouvernement n'a pas de programme. » - « On attendait la démocratie, maintenant on ne croit plus personne. » (Un conducteur de machine agricole de Krasnoïarsk.) - « Celui qui travaille honnêtement n'a plus de quoi vivre. » - « On continue à travailler seulement par habitude, on ne sait pas on va. » - « Nous n'avons prise sur rien. » (Combinat chimique de Biisk. La tristesse et l'humiliation qui se lisent dans les yeux de ces jeunes hommes fend le cœur : leur emploi qualifié a été supprimé, les voilà réduits à effectuer des tâches subalternes.) - « Maintenant, ceux qui ne travaillent pas vivent mieux. Tu vas au marché pour vendre tes produits, et là, on te taxe. Moins tu produis, moins tu as de pertes. » (Un chef de village de l'Oussouri.) – (…) « C'est la Russie qui doit avoir honte. »
Des étudiants : « Verrons-nous jamais le jour où la science sera plus estimée que le commerce ?» - « À l'école, il y a des enfants qui perdent connaissance tant ils ont faim. » - Il y a les enfants refusés (ceux que leurs parents ont abandonnés). - Un vieil homme : « J'ai économisé toute ma vie, maintenant l'argent ne vaut plus rien. Qu'est-ce que j'ai fait pour être volé ?» - Et partout : « Où trouver de l'argent pour payer un enterrement ? » « Au village, il a fallu se cotiser pour enterrer un vétéran de la Deuxième Guerre. » « Que faire maintenant ? » « Et demain ?» - « Et demain ? » Une question qui revient tout le temps. (…)
Dès l'été 1994, des plaintes montaient de toute la Sibérie : « Comment survivre ? Nous sommes vivants, mais à quoi bon (Une rencontre à Oulan-Oudè.) - « Tant de malheurs ont frappé la Russie, on ne s'en remettra peut-être jamais » (Une rencontre à Tomsk.) - « Combien de fois on nous a menti ? » « Au nom de quoi fait-on tout cela ? » (Iskitim, les ténèbres de l'âme.) (…)
Tout au long de l'année 1994, des voix innombrables se sont élevées de partout : « Le peuple est mis en coupe réglée. » « Je n'ai aucune confiance en ce pouvoir. » « Chez nous, les gens ne croient ni les autorités, ni les députés, ni le Président. » « Dans les hautes sphères du pouvoir, il n'y a que des voleurs en col blanc. »
En 1995, je suis allé dans la région de la Volga et j'ai pu constater que cette colère s'exprimait de façon encore plus acerbe. Au cours de mes réunions, à chaque fois que quelqu'un se mettait à célébrer le « passé » (communiste), il était applaudi, à vue de nez, par les deux tiers de l'assistance. Lorsque je tentais d'objecter que ceux qui étaient là, ne serait-ce que du fait de leur âge, ne pouvaient avoir connu toutes les horreurs passées, j'entendais des murmures de protestation monter de la salle. Cela se passait trois mois avant les élections à la Douma et j'en ai tiré la conviction que les communistes auraient la majorité.
(…)
Des bouffées d'exaspération : « L'État ne fait que piller !» - « Les fonctionnaires sont au- dessus des lois. » « Les démocrates, allons donc, ce sont les plus corrompus. » « Ils sont devenus millionnaires du jour au lendemain. De quelle façon ? » (Iaroslavl). - Un vieux retraité (Tver) : « Aussi loin que je remonte dans ma mémoire, nous avons passé notre temps à édifier quelque chose. Aujourd'hui, c'est l'"État de droit" que nous édifions ; mais, pour se faire rendre justice, rien à faire. » - « Il paraît que nous sommes devenus libres ; mais où est la liberté quand on perd son emploi et qu'on se retrouve en congés sans l'avoir voulu ? » (Novosibirsk). (…) - Un étudiant à Novosibirsk : « La télévision, c'est une abomination ! » - Samara : « À l'usine, nos gars appellent à s'armer, comme en 17. » - Perm : « Il nous faut un homme à poigne, sinon on court à la catastrophe. »
Mais d'autres voix expriment un jugement plus lucide : « Il faut s'en prendre à soi-même : nous sommes tous des assistés, alors que l'initiative devrait venir de chacun. » - « Pas de quoi s'étonner : on parle, on parle, mais on ne sait rien faire. » (Et c'est vrai : l'autogestion, comment la mettre en œuvre, personne ou presque n'en parle, ce n'est pas dans les esprits, et c'est moi qui dois orienter la discussion dans ce sens.) - « On est là à attendre celui qui nous rassemblera. » Et c'est vrai, les gens cherchent tous les moyens d'unir leurs forces.
Hélas, trois fois hélas ! C'est ce qui nous fait défaut à nous, les Russes : la capacité de se rassembler !
(…)
« L'avenir n'est pas rose » - tout le monde en est parfaitement conscient, malgré les discours rassurants des gouvernants. Et les gens tiennent des propos infiniment plus lucides que les bavardages débités par les ministres et les députés à la télévision. Fait caractéristique : plus on s'éloigne des grands centres ou même des villes moyennes, plus on va dans la Russie profonde (un sovkhoze perdu de la région de la Volga, Poïm, un robuste village des environs de Penza, ou encore Eïdout-chanka, un hameau sur l'Angara, déplacé parce que la vallée a été inondée), plus les débats s'éloignent de l'effervescence politique, de la passion, du ressentiment, et prennent un tour sérieux et réfléchi. (…)
Petites flammes vacillantes, mais qui brûlent toujours. Et partout, partout : « Non, la Russie n'est pas finie ! Mais comment faire pour que soit moins dur le chemin vers la renaissance ? » (Stavropol). À Vladivostok, dans un lycée privé pour privilégiés, un élève prend la parole : « Et les enfants des plus démunis, qui va s'en occuper, où vont-ils faire leurs études ?»  (…)  À Stavropol-sur-la- Volga, il y a une « école de formation » destinée aux enfants à partir de onze ans. (Des enseignants de la région de Saratov s'interrogent : « Comment transmettre aux enfants les vraies valeurs quand la télévision et le reste vont contre ?» À Novaïa Kortcheva (région de Tver), on arrive à maintenir un « centre culturel » qui accueille quatre cents enfants en dehors des heures de classe. (…) - « Les gens souffrent de ne plus travailler ensemble à une œuvre commune. Il faut sauver l’âme du peuple ! » (V.I. Béliakova). (…)
Prenons seulement les bibliothécaires : où trouvent-ils les forces - et ce, partout, partout en Russie - pour tenir bon, privés de tout, dans l'effondrement général ?... Non, le peuple russe est bien vivant, on n'a pas réussi à l'achever.
Mais là, je perçois quelque chose comme une réserve. Ou plutôt non : une affirmation massive. À Vladivostok, déjà, on me disait : « Les Russes ne se soucient pas de leur propre culture. Et si nous ne sauvons pas la culture, nous ne sauverons pas la nation. » - Au cours d'une réunion à Khabarovsk, des intellectuels se posaient la question : « Le peuple russe saura-t-il préserver son identité spirituelle ?» - Une habitante de Blagovechtchensk, orthodoxe pratiquante : « Notre État ne devrait-il pas être orthodoxe ?» - À Rostov : « Sans Dieu, pas besoin de Russie ; sans Russie, pas besoin de liberté. » - « Si on ne fait pas pénitence, je ne donne pas un sou de la Russie. » - Ce genre de voix ne cessa plus de se faire entendre, à toutes les réunions ou presque, toujours isolée mais jamais complètement étouffée. - « Non, l'orthodoxie, aujourd'hui, ne soutient pas assez l'État, elle est fragile. » - Un débardeur à Samara : « Les Russes, on les brime partout. Mais quand ils essaient de se défendre, on les traite de fascistes !» - À l'université de Saratov : « On ne peut donc rien attendre du peuple russe ?» - Au début d'une réunion, un jeune homme résume toute la discussion : « Dites : qu'est-ce que cela veut dire, aujourd'hui, être Russe ? »
(à suivre)

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