2014-09-08
Le
problème, avec l’approche occidentale de la Russie, n’est pas tant dans le
manque de volonté de comprendre que dans l’excès de volonté de ne rien savoir.
Cette
nation qui a donné Pouchkine et Guerre et Paix, Nijinsky et le Lac des Cygnes,
qui a l’une des plus riches traditions picturales au monde, qui a classé les
éléments de la nature, qui fut la première à envoyer un homme dans l’espace (et
la dernière à ce jour), qui a produit des pelletées de génies du cinéma, de la
poésie, de l’architecture, de la théologie, des sciences, qui a vaincu Napoléon
et Hitler, qui édite les meilleurs manuels — et de loin — de physique, de
mathématiques et de chimie, qui a su trouver un modus vivendi séculaire et
pacifique, sur fond de respect et de compréhension mutuelle, avec ses Tatars et
ses indénombrables musulmans, khazars, bouddhistes, Tchouktches, Bouriates et
Toungouzes, qui a bâti la plus longue voie de chemin de fer au monde et
l’utilise encore (à la différence des USA où les rails légendaires finissent en
rouille), qui a minutieusement exploré et cartographié les terres, usages,
ethnies et langues de l’espace eurasien, qui construit des avions de combat
redoutables et des sous-marins géants, qui a reconstitué une classe moyenne en
moins de quinze ans après la tiers-mondisation gorbatcho-eltsinienne, cette
immense nation, donc, qui gouverne le sixième des terres émergées, est soudain
traitée, du jour au lendemain, comme un ramassis de brutes qu’il s’agit de
débarrasser de leur dictateur caricatural et sanglant avant de les éduquer à
servir la « vraie » civilisation !
*
L’Occident
ressort la même guignolerie haineuse à chaque crise, depuis Ivan le Terrible à
« Putler »-Poutine, en passant par le tsar Paul, la guerre de Crimée, le pauvre
et tragique Nicolas II, et même l’URSS où tout succès était dit « soviétique »
et tout échec dénigré comme « russe ».
Des
nations serviles qui accordent aux Américains un crédit illimité de forfaiture
et de brigandage « parce-qu’ils-nous-ont-libérés-en-45 » n’ont pas un mot, pas
une pensée de gratitude pour la nation qui a le plus contribué à vaincre
l’hydre national-socialiste… et qui en a payé le prix le plus lourd. Ses élus
sont traités en importuns, son président caricaturé avec une haine
obsessionnelle, la liberté de mouvement et de commerce de ses citoyens,
savants, universitaires et hommes d’affaires est suspendue au bon vouloir
d’obscures commissions européennes dont les peuples qu’elles prétendent
représenter ne connaissent pas le nom d’un seul membre, ni pourquoi il y siège
plutôt qu’un autre larbin des multinationales.
Mais
tout ceci n’est encore rien. C’est dans l’ordre des choses. L’Occident et la
Russie ne font que jouer les prolongations, à l’infini, du conflit Rome-Byzance
en l’étendant aux continents voisins voire à l’espace interplanétaire. La vraie
guerre des civilisations, la seule, est là. Barbare comme le sac de
Constantinople, apocalyptique comme sa chute, ancienne et sournoise comme les
schismes théologiques masquant de perfides prises de pouvoir. Tapie dans les replis
du temps, mais prête à bondir et à mordre comme un piège à loups. C’est le seul
piège, du reste, que l’empire occidental n’ait pas posé tout seul et qu’il ne
puisse donc désamorcer. (Étant entendu que la menace islamique n’est que le
produit des manœuvres coloniales anglo-saxonnes, de la cupidité pétrolière et
de l’action de services d’État occupés à cultiver des épouvantails pour
effrayer leurs propres sujets, puis à les abattre pour les convaincre de leur
propre puissance et de leur nécessité.)
La
menace russe, elle, est d’une autre nature. Voici une civilisation
quasi-jumelle, ancrée sur ses terres, consciente d’elle-même et totalement
ouverte aux trois océans, à l’Arctique comme à l’Himalaya, aux forêts de
Finlande comme aux steppes de Mongolie. Voici des souverains qui — depuis la
bataille de Kazan remportée par ce même Ivan qui nous sert de Père Fouettard —
portent le titre de Khans tatars en même temps que d’Empereurs chrétiens
siégeant dans l’ultime Rome, la troisième, Moscou, qui fleurit au moment où
Byzance gémissait sous l’Ottoman et le pape sous la verge de ses mignons. Voici
une terre aux horizons infinis, mais dont les contours sont gravés dans
l’histoire du monde, inviolables bien que diffus. Voici des gens, enfin, et
surtout, aussi divers qu’on peut l’imaginer, mêlant au sein d’un même peuple le
poil blond des Vikings aux yeux obliques et aux peaux tannées de l’Asie. Ils
n’ont pas attendu le coup de départ du métissage obligé, les Russes, ils l’ont
dans leur sang, si bien assimilé qu’ils n’y pensent plus. Les obsédés de la
race au crâne rasé qu’on exhibe sur les chaînes anglo-saxonnes ont la même
fonction que les coucous suisses : des articles pour touristes.
*
Cela
ressemble tellement à l’Europe. Et c’en est tellement loin ! Tellement loin que
les infatigables arpenteurs des mers — génois, anglais, néerlandais, espagnols
—, qui connaissent l’odeur de la fève de tonka et la variété des bois de
Sumatra, ne savent rien de la composition d’un borchtch. Ni même de la manière
dont on prononce le nom de cette soupe. Ce n’est pas qu’ils ne pourraient pas
l’apprendre. C’est qu’ils n’en ont pas envie. Pas plus qu’ils ne veulent
connaître, vraiment, l’esprit, les coutumes et la mentalité des immigrants
exotiques qu’ils accueillent désormais par millions et qu’ils laissent
s’agglutiner en ghettos parce qu’ils ne savent comment leur parler.
J’ai
dû, moi, petit Serbe, apprendre deux langues et deux alphabets pour entamer ma
vie d’immigré. J’en ai appris d’autres pour mieux connaître le monde où je vis.
Je m’étonne sincèrement de voir que mes compatriotes suisses ne savent pas,
pour la plupart, les deux autres grandes langues de leur pays. Comment
connaître autrui si vous ne savez rien de la langue qu’il parle ? C’est le
minimum de la courtoisie. Et cette courtoisie, désormais, se réduit de plus en
plus à des rudiments d’anglais d’aéroport.
De
même font les Russes, dont l’éducation intègre la culture ouest-européenne en
sus de la leur propre. Où voit-on la réciproque, à l’ouest du Dniepr ? Depuis
Pierre le Grand, ils se considéraient européens à part entière. Les artistes de
la Renaissance et les penseurs des Lumières sont les leurs. Leontiev, le père
Serge Boulgakov, Répine, Bounine, Prokofiev et Chestov sont-ils pour autant les
nôtres? Non, bien entendu. Parler français fut deux siècles durant la règle
dans les bonnes maisons — et le reste encore parfois. Ils se sont intensément
crus européens, mais l’Europe s’est acharnée à leur dissiper cette illusion.
Quand les jeunes Russes vous chantent Brassens par cœur, vous leur répondez en
évoquant « Tolstoïevsky ». L’Europe de Lisbonne à Vladivostok n’aura été réelle
qu’à l’Est. A l’Ouest, elle ne fut jamais que la projection livresque de
quelques visionnaires.
L’Europe
de Lisbonne à Vladivostok ! Imagine-t-on la puissance, la continuité, le
rayonnement, les ressources d’un tel ensemble ? Non. On préfère definitely se
mirer dans l’Atlantique. Un monde vieillissant et ses propres outlaws mal
dégrossis s’étreignant désespérément par-dessus la mer vide et refusant de voir
dans le monde extérieur autre chose qu’un miroir ou un butin. Leur derniers
échanges chaleureux avec la Russie remontent à Gorbatchev. Normal : le cocu
zélé avait entrepris de démonter son empire sans autre contrepartie qu’une
paire de santiags au ranch de Reagan. Vingt ans plus tard, les soudards de
l’OTAN occupaient toutes les terres, de Vienne à Lviv, qu’ils avaient juré de
ne jamais toucher ! Au plus fort de la Gorbymania, Alexandre Zinoviev lançait
son axiome que tous les Russes devraient apprendre au berceau : « Ils
n’aimeront le tsar que tant qu’il détruira la Russie ! »
*
«
Ah, vous les Slaves ! » — ouïs-je souvent dire — « Quel don pour les langues !
» Je me suis longtemps rengorgé, prenant le compliment pour argent comptant.
Puis, ayant voyagé, j’ai fini par comprendre. Ce n’est pas « nous les Slaves »
qui avons de l’aisance pour les langues : c’est vous, les « Européens » qui
n’en avez pas. Qui n’en avez pas besoin, estimant depuis des siècles que votre
package linguistique (anglais, français, allemand, espagnol) gouverne le monde.
Pourquoi s’escrimer à parler bantou ? Votre langue, étendard de votre
civilisation, vous suffit amplement, puisqu’au-delà de votre civilisation,
c’est le limes (comme au temps de César), et qu’au-delà du limes, mon Dieu… Ce
sont les terres des Scythes, des Sarmates, des Marcheurs Blancs, bref de la
barbarie. Voire, carrément, le bord du monde où les navires dévalent dans
l’abîme infini.
Voilà
pourquoi le russe, pour vous, c’est du chinois. Et le chinois de l’arabe, et
l’arabe de l’ennemi. Vous n’avez plus même, dans votre nombrilisme, les outils
cognitifs pour saisir ce que les autres — qui soudain commencent à compter —
pensent et disent, réellement, de vous. Ah ! Frémiriez-vous, si vous pigiez
l’arabe des prédicateurs de banlieue ! Ah ! Railleriez-vous si vous entraviez
des miettes de ce que les serveurs chinois du XIIIe dégoisent sur vous. Ah !
Ririez-vous s’il vous était donné de saisir la finesse de l’humour noir des
Russes, plutôt que de vous persuader à chacun de leurs haussements de sourcil
que leurs chenilles sont au bord de votre gazon.
Mais
vous ne riez pas. Vous ne riez plus jamais. Même vos vaudevilles présidentiels
sont désormais commentés avec des mines de fesse-mathieu. Vous êtes graves
comme des chats qui caquent dans votre quiétude de couvre-feu, alors qu’eux,
là-bas, rient, pleurent et festoient dans leurs appartements miniatures, leur
métro somptueux, sur leur banquise, dans leurs isbas et jusque sous les pluies
d’obus.
Tout
ceci n’est rien, disais-je, parlant du malentendu historique qui nous oppose.
La partie grave, elle arrive maintenant. Vous ne leur en voulez pas pour trois
bouts d’Ukraine dont vous ignoriez jusqu’à l’existence. Vous leur en voulez
d’être ce qu’ils sont, et de ne pas en démordre ! Vous leur en voulez de leur
respect de la tradition, de la famille, des icônes et de l’héroïsme — bref, de
toutes les valeurs qu’on vous a dressés à vomir. Vous leur en voulez de ne pas
organiser pour l’amour de l’Autre la haine du Soi. Vous les enviez d’avoir résolu
le dilemme qui vous mine et qui vous transforme en hypocrites congénitaux :
Jusqu’à quand défendrons-nous des couleurs qui ne sont pas les nôtres ?
Vous
leur en voulez de tout ce que vous avez manqué d’être !
Ce
qui impressionne le plus, c’est la quantité d’ignorance et de bêtise qu’il vous
faut déployer désormais pour entretenir votre guignolerie du ramassis de brutes
qu’il s’agit de débarrasser de leur dictateur caricatural et sanglant avant de
les éduquer à servir la « vraie » civilisation. Car tout la dément : et les
excellentes relations de la Russie avec les nations qui comptent et se tiennent
debout (BRICS), et le dynamisme réel de ce peuple, et l’habileté de ses
stratèges, et la culture générale du premier Russe venu, par opposition à
l’inculture spécialisée du « chercheur » universitaire parisien qui prétend
nous expliquer son obscurantisme et son arriération. C’est que ce ramassis de
brutes croit encore à l’instruction et au savoir quand l’école européenne
produit de l’ignorance socialisée ; croit encore en ses institutions quand
celles de l’UE prêtent à rire ; croit encore en son destin quand les vieilles
nations d’Europe confient le leur au cours de la Bourse et aux banquiers de
Wall Street.
Du
coup, la propagande a tout envahi, jusqu’à l’air qu’on respire. Le gouvernement
d’Obama prend des sanctions contre le régime de Poutine : tout est dit ! D’un
côté, Guantanamo, les assassinats par drones aux quatre coins du monde, la
suspension des droits élémentaires et le permis de tuer sans procès ses propres
citoyens — et, surtout, vingt-cinq ans de guerres coloniales calamiteuses,
sales et ratées qui ont fait du Moyen-Orient, de la Bosnie à Kandahar, un enfer
sur terre. De l’autre, une puissance qui essaie pas à pas de faire le ménage à
ses propres frontières, celles justement dont on s’était engagé à ne jamais
s’approcher. Votre gouvernement contre leur régime…
Savez-vous
de quoi vous vous privez en vous coupant ainsi, deux fois par siècle, de la
Russie ? Du refuge ultime des vos dissidents, en premier lieu du témoin capital
Snowden. Des sources d’une part considérable de votre science, de votre art, de
votre musique, et même, ces jours-ci, du dernier transporteur capable d’emmener
vos gens dans l’espace. Mais qu’importe, puisque vous avez soumis votre
science, votre art, votre musique et votre quête spatiale à la loi suicidaire
du rendement et de la spéculation. Et qu’être traqués et épiés à chaque pas,
comme Snowden vous l’a prouvé, ne vous dérange au fond pas plus que ça. A quoi
bon implanter une puce GPS à des chiens déjà solidement tenus en laisse ? Quant
à la dissidence… Elle n’est bonne que pour saper la Russie. Tout est bon pour
saper la Russie. Y compris les nazis enragés de Kiev que vous soutenez sans
gêne et n’hésitez pas à houspiller contre leurs propres concitoyens. Quelle que
soit l’issue, cela fera toujours quelques milliers de Slaves en moins…
Que
vous a-t-il donc fait, ce pays, pour que vous en arriviez à pousser contre lui
les forces les plus sanguinaires enfantées par la malice humaine : les nazis et
les djihadistes ? Comment pouvez-vous songer à contourner un peuple étendu sur
onze fuseaux horaires ? En l’exterminant ou en le réduisant en esclavage ? (Il
est vrai que « toutes les options sont sur la table », comme on dit à l’OTAN.) Destituer
de l’extérieur un chef d’État plus populaire que tous vos polichinelles réunis
? Êtes-vous déments ? Ou la Terre est-elle trop petite, à vos yeux, pour que
l'« Occident » puisse y cohabiter avec un État russe ?
C’est
peut-être cela, tout compte fait. La Russie est l’avant-poste, aujourd’hui,
d’un monde nouveau, de la première décolonisation véritable. Celle des idées,
des échanges, des monnaies, des mentalités. A moins que vous, atlantistes et
eurocrates, ne parveniez à entraîner la nappe dans votre chute en provoquant
une guerre atomique, le banquet de demain sera multipolaire. Vous n’y aurez que
la place qui vous revient. Ce sera une première dans votre histoire : mieux
vaut vous y préparer.
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